Du chagrin au monde
Pour la première fois, cette série procède d’un corpus de poèmes écrits. Ils ne “racontent” pas : ils ouvrent un champ.
Depuis cet endroit, je regarde trente ans de chagrin pour en examiner les dépôts dans la rémanence.
Chaque toile agit comme une coupe fine : je prélève, j’ausculte, je fais apparaître ce que l’intime laisse dans la matière : traces, zones poreuses, états du tendre.
Le tableau n’illustre pas un vers puisqu'il en est l’incarnation.
J’écris avec des blancs traversés, des couleurs plus basses qu'habituellement, des gestes retenus. Ici, la peinture vient m'aider à révéler l'invisible : une manière de donner corps à ce qui n’en a pas, de stabiliser l’immatériel sans le trahir.
Le but de cette série ne sera ni de réparer, ni de consoler mais de déplacer le chagrin du mot vers la forme, du manque vers la matière. Les toiles souhaitent la présence du regardeur : qu’il habite, brièvement, un espace de douceur tenue.
Pour moi, passer du chagrin au monde, c’est reconnaître que le temps a travaillé et que, dans ce qui persiste, une mémoire tissée (à l'image de ce qu'est la mémoire poétique) continue d’orienter l’intérieur.
Je peins pour que ce qui n’avait pas de corps en acquière un : un monde invisible désormais à hauteur de peau.
Pour ouvrir ce corpus de poème, un texte :
je marche au bord de ma poitrine,
comme on marche au bord d’un toit ;
au centre : un trou ;
les contours sont imparfaits,
je ne veux ni tomber dans la déchirure
ni me prendre les pieds dans ce qui persiste.
je pose le muscle sur la table blanche de minuit.
ça bat encore : mal, autrement.
un tambour contre lequel je pose mes questions :
où va l’amour, où commence la tendresse,
ce qu’est le chagrin, combien de temps pour guérir.
quand je te vois, je te rencontre,
peut-être parce que toi tu me retrouves
et qu’on ne peut plus être deux à danser.
je t’entends venir sous une peau neuve :
un sourire figé, quelques blagues convenues ;
moi, je reste dans ma version d’avant,
mon cœur cherche le tien au fond de tes yeux,
n’y trouve rien.
tu tiens pour deux,
manière d’être autre
pour qu’il n’y ait plus de nous.
alors j’ouvre ma cage pour vérifier
j’écarte les valves, on dirait un animal blessé.
autour, la chair a pris l’eau
comme une maison en septembre,
par les interstices du quotidien :
les gestes repoussés au lendemain,
les mots remis à plus tard,
ce qu’on oublie sans gravité.
à voix basse, je dis nos restes :
une chaise en velours vert,
un bol un peu niais,
la place de ta tête sur l’oreiller,
et, sous l’émail des heures,
la fissure que j’ai voulu recouvrir de beauté.
la fin s’imprime quelque part et je crache la détresse.
ça sort comme un sel noir,
ou trop de viscères ;
la douceur, je ne la vois pas,
pourvu qu’elle reste à l’intérieur.
la nuit me ressemble ;
elle me dévore.
je m’y promène pour apprendre à la connaître
et ne plus jamais la craindre.
je dis adieu sans le dire,
j’apprends à respirer sans toi.
le matin met ses doigts sur ma gorge :
il palpe, il insiste, il me rend un peu d’air.
et si je ne te retrouve pas,
c’est peut-être que je sors enfin de ta silhouette,
que je redonne aux choses leur propre couleur,
que je renomme mon corps avec les lettres de mon prénom,
qu’il me porte,
encore,
encore,
encore,
encore.
je remets les morceaux du cœur
à leur endroit.
il lutte à sa manière tordue
pour une promesse modeste :
« ça ira », dit-il bas.
maintenant je suis seule pour me consoler.
tu savais si bien faire.
tu serais fier, je crois.
j’avance droite, debout, avec ma nuit,
comme on marche dans la mer,
l’eau au menton,
l’incertitude au fond ;
je dompte le sable
et les vagues ne me font plus peur.
merci pour l’amour, merci pour le chagrin,
merci pour le monde.
ce qui fut appartient enfin à l’éternité.